[nom
de la page=x-00]
Avant
d’entrer dans le vif du sujet, il paraît nécessaire de procéder à une mise au
point. Nous avons à peine eu le temps d’adapter nos esprits à l’idée de la reproductivité
mécanique de l’œuvre d’art que nous voilà déjà projetés dans sa réalité « communicationnelle
» et « électronique ». En suivant le développement exponentiel des technologies,
l’art cherche à tracer ses premiers sillons dans l’ordre du numérique, du digital
et des supports informatiques à vocation interactive. S’il est encore trop tôt
pour préjuger des conséquences « qua-litatives » pour l’esthétique, nous savons
déjà que les changements en cours sont considérables. L’époque que nous vivons
est passionnante car nous nous situons à un moment de rupture historique, à
l’articulation de deux cultures. Par certains côtés, nous vivons encore dans
le passé, avec des valeurs, des comportements, des pratiques en déclin. Par
d’autres côtés, nous sommes soumis à une formidable pression du changement qui
ne cesse de s’accentuer. Il reste à évaluer à partir de quel moment, autour
de quel point, le monde sera appelé à basculer. Nous sommes donc condamnés encore
à errer d’un monde à l’autre quelque temps... C’est ce que notre pensée a été
elle-même amenée à adopter et à suivre comme cheminement dans cet ouvrage. Nous
l’aurons tous vécu, et constaté en maintes circonstances, nul n’a jamais pu
apporter une définition de l’art satisfaisante pour tous. Selon la définition
qu’en donne Mikaël Dufrenne dans le cédérom de l’Encyclopédie Universelle l’oeuvre
d’art serait « ce que l’homme produit, et ce qu’il fait et ce qu’il devient
en faisant, parce que faire lui est essentiel ». La notion d’oeuvre d’art est
au centre de celle d’Esthétique. Elle constitue le produit d’un travail singulier,
indivisible, défini par son originalité et sa gratuité. En tout état de cause,
elle est plus qu’un ensemble d’effets et de manipulations techniques. Pour échapper
à une confusion courante, il nous faut d’emblée marquer clairement la distinction
entre l’art et la technique. Bien que l’origine étymologique soit commune, la
catégorisation se fera progressivement au cours d’un long parcours historique,
la différenciation s’opérant progressivement entre la pratique manuelle et la
catégorie intellectuelle. Cette distinction est désormais un fait social. Les
tâches pratiques d’exécution (les techniques manuelles ou instrumentales) et
les tâches de conception (l’art et la science en tant qu’activités de l’esprit)
sont dissociées par (depuis) l’ère industrielle. L’Encyclopédie opposait déjà
le terme « art » au terme « tech-nique ». Aujourd’hui si l’art numérique et
des communications est en relation étroite avec la technique, il n’en reste
pas moins, même dans le réseau Internet, un art à part entière, et la confusion
qu’entretiennent certains à ce sujet doit être dissipée. Il est tout à fait
évident que l’art est une catégorie de la pensée humaine et non la seule résultante
d’une production machinique. Le concept d’oeuvre d’art est de fait sujet à des
variations selon le moment, selon les procédés artistiques utilisés. Inévitablement
la notion d’oeuvre d’art et la création artistique sont actuellement marquées
par l’empreinte des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
L’obsolescence de plus en plus rapide des technologies plonge les artistes dans
un état de permanente expérimentation. S’il y a dans l’acte de création un certaine
continuité par rapport à l’histoire de l’art dans le projet intellectuel, il
n’en reste pas moins qu’il y a rupture manifeste au niveau du corps et du geste
selon que l’on est devant son chevalet ou devant son ordinateur, face à sa toile
ou dans Internet. La différence tient peut-être au fait que l’artiste n’a plus
de contact direct avec l’élément-matière : il produit des symboles sous des
formes numériques codées. L’artiste de l’Internet part d’une abstraction et
non pas nécessairement d’un réel sensible. Le programme informatique dont il
commence le processus créationnel est lui-même, sous forme d’un langage numérique,
un matériau abstrait. L’oeuvre elle-même ne peut plus se circonscrire dans un
lieu précis à un moment donné : elle est « délocalisée » au sein d’un espace
et d’un temps qui ont toujours constitué une référence fondamentale pour l’homme
dans son rapport au monde. Afin de cerner le champ dans lequel nous voulons
nous-même poursuivre la réflexion, il est utile de livrer notre propre interprétation
du terme art. Il s’agit d’une tentative d’approche « globale », un peu à la
manière impressionniste ou pointilliste, par touches successives.... Cette approche
peut s’opérer en fonction du contexte socioculturel qui est le nôtre, c’est-à-dire
en tenant compte de l’Histoire et en faisant l’état des lieux, c’est-à-dire
encore en référence logique à la production des arts plastiques visuels qui
en constituent le corps, le substrat, le fondement basique originel, mais qui,
au fil des années, en évoluant après la peinture, s’est élargi à des pratiques
telles que celles de l’objet, l’installation, le corps, la photo, la lumière,
le land-art, la performance, la vidéo, l’installation vidéo et, aujourd’hui,
les images de synthèse, le mix-média, l’événement de communication, les pratiques
électroniques interactives... Plusieurs typologies de classification sont possibles
dont celle, par exemple, qui consiste à désigner les différentes formes répertoriées
par les supports et les matériaux utilisés. Mais cette distinction s’avère insuffisante
à elle seule pour affecter le statut de l’art à des choses aussi différentes
dans la catégorie « peinture » qu’un plafond de cuisine laqué à la peinture
blanche, un chromo fabriqué industriellement à Taïwan, une peinture artisanale
de la butte Montmartre, ou une toile de Baselitz... Cette difficulté est similaire
quand il s’agit d’attribuer le statut de l’art dans le domaine de la production
électronique. Où se situe la différence entre des images de synthèse d’origine
médicale et une œuvre de l’artiste japonais Katsuhiro Yamaguchi ? La distinction
faite par le support et le matériau est donc inopérante pour distinguer ce qui
est de l’art de ce qui ne l’est pas... Bien entendu, il existe d’autres typologies
utilisables, mais elles seront toutes aussi imparfaites à nous rendre compte,
sans objection toujours possible, du caractère intrinsèque de la chose de l
»art ». La seconde méthode pour approcher la « spécificité » de l’art (si spécificité
il y a...) consisterait, non pas à essayer de définir le mot art en passant
en revue les supports, les outils, les matériaux, les genres, mais d’essayer
d’en cerner les facultés, les propriétés, les effets, dans le rapport à ce que
nous sommes nous-mêmes en qualité d’être humain. Nous pourrions ainsi poser
d’emblée une série d’attributs, de conditions, de qualifications, d’objectifs,
qui relèvent d’un propos implicite qui est censé être le sien. Une série de
repères, en nombre et en quantité variables, qui nous permettraient la délimitation
d’un champ, à l’intérieur duquel l’identification de la chose de « l’art » pourrait
en même temps se justifier que se reconnaître. Bien entendu, les critères délimitant
cet espace pourraient, selon les époques, les moments et les circonstances,
se substituer les uns aux autres. Apparaître ou disparaître. Etre, tour à tour,
dominants ou mineurs en fonction des évolutions de l’environnement mental et
technique des sociétés au sein desquelles prend forme contextuellement ce produit
si « particulier » qu’on a du mal à le définir... Dans le cas ici présent et
dans l’énumération qui suit il est patent que c’est un individu donné qui en
a effectué et arrêté les choix. Les éléments retenus sont donc forcément déterminés
à partir de la subjectivité de cet individu donné. Certains de ces critères
auraient pu être écartés, de nouveaux tout au contraire introduits. Nous nous
sommes toutefois efforcés de retenir des critères assez généraux à partir desquels
un consensus minimum pourraient s’établir. Tentons donc, ensemble, de délimiter
d’un geste large et global le champ qui est censé appartenir en propre au territoire
de l’art : - Serait censé appartenir au territoire de l’art « quelque chose
» qui touche à la perception, à la représentation, utilisant des systèmes formels,
graphiques, plastiques, ou tout autres systèmes. Systèmes dont tout l’intérêt
réside dans le fait qu’ils nous offrent une certaine interprétation du monde
à travers la « vision » singulière produite par un individu ou une collectivité.
· Aurait quelque chose à voir avec l’art : tout ce qui peut paraître comme la
tentative de restituer à autrui, d’une façon originale et par une mise en forme
spécifique, tout ce qu’on peut voir, imaginer sentir ou penser... - Aurait quelque
chose à voir avec l’art : tout ce qui touche à l’énigme du sens de notre existence
(d’où venons-nous ? qui sommes-nous ? où allons nous ? dixit Gauguin) et à l’angoisse
et au plaisir que suppose ce questionnement. · Aurait quelque chose à voir avec
l’art : tout ce qui est relatif à notre perception de l’espace et du temps,
et à leurs représentations. · Aurait quelque chose à voir avec l’art : tout
message, sous toutes les formes imaginables, qui touche à notre prise de conscience
d’un contexte, d’un environnement. Que ce contexte soit physique, mental ou
idéologique... - Aurait quelque chose à voir avec l’art : tout ce qui touche
à la relation d’échange, d’altérité, d’interactivité. · Aurait quelque chose
à voir avec l’art : tout ce qui touche au symbolique, au religieux, au transcendant,
voire au spirituel... · Aurait quelque chose à voir avec l’art : tout ce qui
touche à notre plaisir, à nos émotions, à notre souffrance, à nos espoirs, à
nos goûts et dégoûts, à notre capacité d’aimer, ou de nous indigner. · Aurait
quelque chose à voir avec l’art : tout ce qui touche à l’imaginaire, à la fiction,
à l’utopie. · Aurait quelque chose à voir avec l’art : tout ce qui touche à
la fonction transgressive. · Aurait quelque chose à voir avec l’art : tout ce
qui touche chez l’homme à son besoin fondamental d’instaurer un rituel. · Aurait
quelque chose à voir avec l’art : ce qui relève du ludique. · Aurait quelque
chose à voir avec l’art : tout ce qui touche à la mémoire, à la trace, à l’identité.
· Aurait quelque chose à voir avec l’art : tout ce qui touche à notre corps,
à sa fonctionnalité, à son dépérissement et à notre besoin de sensualité. ·
Aurait quelque chose à voir avec l’art : tout ce qui touche à notre besoin de
distanciation critique, de questionnement et de remise en cause des conventions
dans tous les domaines. · Aurait quelque chose à voir avec l’art : tout ce qui
touche au religieux, au sublime, que ce soit celui de Kant ou de Mario Costa.
· Aurait quelque chose à voir avec l’art : tout ce qui est précédemment énuméré,
ci-dessus, et la capacité pour certaines personnes, ou groupes de personnes,
de lui donner une expression, une forme, répondant avec justesse à la sensibilité
du moment, sous une forme originale. Cette énumération n’est bien sûr pas exhaustive.
Si le champ, ainsi balisé en pointillé, reste encore une vague nébuleuse aux
contours mal dessinés, il est utile de remarquer que le mot « Beau » n’a jamais
été cité dans la liste des critères inventoriés. Certains pourront s’en étonner
(voire s’en scandaliser...) quand il s’agit précisément de tenter une approche
visant à définir la nature de l’art et sa fonction. Dans l’esprit d’un trop
grand nombre l’idée de l’art est associée à la notion quelque peu restrictive,
à notre sens, de « plaisir » rétinien. Plaisir rétinien avec ses déclinaisons
multiples pour la fonction décorative, voire de pure ornementation, auxquels
l’art contemporain n’a pas su toujours échapper... Les exemples en sont pléthores
dans des genres très différents couvrant un spectre qui entre deux extrêmes,
de Garouste à Buren, en passant par les supports-surfaciens, illustrent parfaitement
cette constante. Cette observation nous permet d’aborder un point fondamental.
Une situation de fait devant laquelle nous nous trouvons placés aujourd’hui
lorsqu’on en vient à s’interroger sur la nature de l’art, sa fonction, son avenir
dans la société qui est la nôtre. Nous sommes d’accord pour admettre que les
concepts d’art et d’artiste, tels qu’ils ont été appréhendés au XXème siècle,
sont des concepts récents dans l’histoire de l’humanité. Ils puisent leurs sources
tout au plus au XVème siècle... Ils sont liés à la montée en force d’un humanisme
dont les valeurs sont fondées sur la reconnaissance de l’individu comme entité
première. Rien n’assure leur pérennité dans un monde en totale métamorphose.
Et nous pensons qu’ils sont appelés à subir de sérieux ajustements à court terme.
La crise du sens que nous ressentons actuellement nous indique que nous nous
situons au point de passage de deux mondes, de deux cultures, à un moment plein
d’incertitudes où un monde disparaît tandis qu’un autre tente d’émerger. De
nouvelles formes de culture essaient de s’imposer désirant rompre avec les idéologies,
les normes et les modèles issus des époques précédentes. La polémique actuelle
sur l’art contemporain en constitue un symptôme éclairant. L’art contemporain
aura été le pur produit d’une société matérialiste, marchande et de consommation
qu’il aura parfaitement illustrée. A la société de consommation se substitue
aujourd’hui une société d’information et de communication. De nouvelles formes
d’art sont appelées à remplacer les précédentes. Elles émergent déjà en force,
accompagnant les avancées qui se font jour dans les sciences techniques, informatiques,
physiques et biologiques. Après une société dont les structures étaient fondées
sur le profit, la rationalité, l’efficience, se mettent en place les conditions
favorisant l’émergence d’un autre type de culture et d’autres formes d’art.
En art, à la notion d’objet fini des modèles antérieurs se substitue progressivement
la réalité immatérielle des processus, des systèmes, des fonctions, des flux
de données, la notion de fluidité et de complexité. A la visibilité se substitue
l’invisibilité signifiante. Notre corps qu’on croyait à jamais inviolable, homogène,
devient un puzzle de pièces rapportées. Le cerveau lui-même (c’est-à-dire le
siège de « l’âme » pour l’homme...) se trouve investi par des technologies «
barbares » qui, sous prétexte de constituer des aides à la pensée, remettent
non seulement en cause ce que l’on croyait être notre « libre-arbitre », mais
risquent de faire éclater notre fragile identité. La notion de matérialité tangible
se voit supplantée par des entités abstraites, des algorithmes dont les effets
sont équivalents pour elle. Les réalités virtuelles avec le cyberespace reconstituent
des milieux totalement artificiels, sans référent à ce que nous connaissions,
et dans lesquels nos sensations nous sont fidèlement restituées. Nous nous trouvons
devant un nouvel apprentissage de l’espace auquel notre corps doit s’incorporer,
s’adapter, se lier. Dans ces nouveaux environnements, nos perceptions se rééduquent,
s’appuient sur des prothèses techniques qui les amplifient, les aiguisent, les
affinent. Des sens latents sont là, prêts à se développer, pour nous faire saisir
le monde par le bout où il nous échappe encore. Nous accédons à des univers
où il suffit de cliquer sur une icône informatique pour basculer dans un monde
virtuel, ou de quelques greffes de neurones pour voyager à un autre niveau de
conscience et de réalité. Devant de telles perspectives, quelle est la destinée
possible de l’art ? Quelle est sa destinée dans une société où la réalité virtuelle
sera devenue à la fois un support de rêve, un instrument de pouvoir et une manne
miraculeuse pour les industries du loisir et du spectacle ? Nous le répétons
avec insistance : nous changeons de culture et l’on est en droit de s’interroger
sur son devenir, alors que sous ses formes officielles et dominantes, on peut
voir encore l’art contemporain exposé dans des galeries parisiennes branchées,
à la FIAC, à la Biennale de Venise, à la Documenta de Kassel, utiliser des modèles
et des supports artisanaux sans rapport aucun à nos matériaux et notre environnement
moderne. Cette distorsion met en évidence le décalage qui existe entre l’art
officiel et l’état de la société déjà informatisée d’une façon avancée, tandis
que la cyberculture, comme contre-culture émergente, représente déjà dans les
réseaux planétaires des millions et des millions d’opérateurs actifs. Effectivement,
il se développe un art, une culture, qui rebondit de satellite en satellite,
autour du monde, et auquel ne résiste plus aucune frontière. Cet art s’appelle
l’art des télécommunications et du cyberespace. Il s’appuie sur des techniques
très diversifiées par lesquelles s’échangent et se manipulent plus d’images
qu’il n’en a jamais été dessiné à la main ou imprimé depuis que le monde est
monde. Cette culture implique au premier chef les générations qui sont nées
avec le Mac. Ce sont elles qui feront l’art de demain, si l’art existe encore
demain sous cette même appellation. L’art contemporain constitue un produit
déclassé aux yeux de ces nouvelles générations d’internautes. Ce mouvement-là
ne peut aller qu’en s’amplifiant. Ce n’est pas l’idée de progrès qui fait une
oeuvre d’art, mais des règles, des normes telles que l’expressivité, le travail
formel, le sens, la valeur et l’intérêt de ses propositions critiques, l’émotion
procurée. L’art à l’heure actuelle est encore une catégorie relevant spécifiquement
de la pensée humaine et non pas le produit d’un calcul par quelque outil que
ce soit de l’informatique. L’essentiel d’une oeuvre d’art tient d’abord dans
ce qui lui est propre et non dans l’outil qu’elle utilise, aussi sophistiqué
qu’il soit. 2 - QU’EST-CE QUI CHANGE avec les technos ? Le monde de l’art va
devoir s’adapter. L’art va devoir se redéfinir. Des pratiques artistiques tout
à fait inédites vont naître. Les œuvres informatiques, sous forme de matrice
formelle, sont avant tout des banques de données et d’informations mémorisées
dans un programme. La matérialité du pigment coloré sur la toile de lin cède
la place à des déplacements de cristaux liquides sur la surface des écrans.
Notre appropriation physique à l’œuvre d’art, notre relation affective, sensible,
intellectuelle, s’en trouvent profondément modifiées. Notre attachement intime
à l’œuvre d’art comme objet, à sa possession, voire au fétichisme dont il s’accompagne,
peut même devenir un motif de frustration. Le développement des réseaux planétaires,
dont Internet, bouleverse sa distribution. La numérisation en assure la reproductibilité
à l’infini. Sa virtualité, son ubiquité, mettent à mal son ancrage géographique
traditionnel, son inscription culturelle dans un environnement donné. L’existence
de certaines tendances artistiques à la « déterritorialisation », telles que
le Surréalisme, Fluxus, le Mail-Art et, plus proche de nous, le Groupe International
d’Esthétique de la communication, marque un mouvement qui préfigure l’accélération
actuelle. Ces conditions sans antériorité nous conduisent à nous interroger
sur l’émergence d’une conscience collective dont les cristallisations s’effectuent
toujours, pour une communauté donnée, à partir de ses productions symboliques.
Trois facteurs essentiels définissent la création, au moment où les nouvelles
technologies remettent en cause ses territoires et ses frontières. Dans les
arts liés à l’informatique, la robotique, les télécommunications, ils se résument
à trois mots clefs : simulation, interactivité, temps réel. La simulation remet
en cause toutes les idées acquises sur la représentation. Devant de tels changements
en cours, c’est l’histoire de l’art qui doit être « revisitée », celle de ses
mouvements historiques, de son organisation, de ses systèmes de légitimation,
du fonctionnement de ses structures économiques. Il faut insister sur le fait
que, face à la complexité et à l’importance des mutations en cours, l’art lui-même,
son système de production symbolique, ses modes de fabrication, ses modes de
circulation, sont directement liés à un nouveau contexte. Ce serait une erreur
grossière que de vouloir situer l’art des nouvelles technologies en lui assignant
une place dans la continuité historique des mouvements artistiques en filiation
avec l’art contemporain. Nous devons faire face en art comme dans les sciences
à une véritable rupture épistémologique. La cyberculture explore déjà les univers
virtuels, emprunte les autoroutes électroniques, anime nuit et jour les réseaux
télématiques, s’apprête à déferler sur les chaînes numériques qui vont se multiplier
à l’infini. Fini le point de vue « distancé » mis au goût du jour par les peintres
de la Renaissance. Dans la nouvelle Renaissance qui s’amorce, on n’est plus
à l’extérieur : on est « dans » le programme. On est dans le bain. Avec un programme
virtuel, vous entrez dans une image qui vous enveloppe totalement, une image
dans laquelle vous êtes immergé. Bientôt les interfaces, écrans stéréoscopiques,
datagants, visiocasques, capteurs sous votre combinaison, collés au corps, vous
transmettront sensations tactiles, olfactives et proprioceptives, comme si vous
y étiez ! Cette position de totale ouverture vers un monde en émergence ne nous
induit pas pour autant à sombrer dans la « religion du futur », une religion
dans laquelle la « mana » et les rituels des pratiques primitives seraient remplacés
par le marketing et l’art par des procédures répétitives où le presse-bouton
serait devenu roi. L’enjeu en cette fin de siècle, Américains et Japonais l’ont
bien compris depuis longtemps, alors que l’Europe est à la remorque, la France
à la traîne, c’est le contrôle des images, des banques de données et de la circulation
de toutes les informations. « Quand l’Europe se réveillera-t-elle ? Quand comprendra-t-elle
qu’Internet est un nouveau continent où il est urgent de débarquer sous peine
de laisser ses immenses trésors à d’autres ? (...) On a utilisé beaucoup de
métaphores pour faire comprendre ce qu’est Internet : réseau, autoroutes, banques
de données, bibliothèques. En réalité, c’est beaucoup plus que cela, un continent
virtuel, le septième continent, où on pourra bientôt installer tout ce qui existe
dans les continents réels, mais sans les contraintes de la matérialité... ».
Il est certain qu’à l’intérieur de ce « continent » électronique, vide d’habitants
physiquement présents et tout de même habité par des millions d’individus qui
se renouvellent à chaque instant, une gigantesque activité d’échanges va s’opérer.
Une activité d’échanges dont les agents virtuels développeront des contacts
et une économie sans antériorité, sans intermédiaire, sans impôt, sans Etat,
sans syndicats, sans grèves etc.... sans ministre de la Culture. Sur Internet,
ces agents virtuels dans le réseau sont en fait des individus bien identifiés
qui vont apprendre à partager des signes, des symboles, des idées avec les autres.
En quelque sorte, Internet devient dans l’imaginaire du monde ce qu’était jadis
un espace géographique comme les Amériques, après que Colomb eut commencé à
les inventer. Le multimédia ouvre encore bien d’autres horizons. Nous pourrons
bientôt tout faire sans bouger de notre fauteuil. Nous pourrons communiquer,
travailler, nous distraire, nous informer ; il suffira de se brancher sur les
terminaux mondiaux adéquats. Ces autoroutes digitales mondiales sont déjà en
construction... Elles constituaient l’une des priorités électorales du président
américain Bill Clinton. Cette évolution (cette révolution) a pour résultat d’induire
au développement d’une contre-culture « high-tech » très active, un art des
télécommunications pratiquant les réseaux tous azimuts. C’est d’ailleurs dans
ces réseaux que les débats les plus intéressants du moment se font jour sur
les rapports mouvants entre technologie, bioéthique, évolution du corps, écologie,
pouvoir... et fonction sociale de l’art. Avec le développement de ce phénomène,
on constate que les centres de réflexion et d’action se déplacent. En crise,
les milieux traditionnels de l’art et les intellectuels, qui en possédaient
en quelque sorte le monopole hier, en perdent le contrôle, ce qui explique leurs
réactions négatives à l’égard de tout, ce qui touche à Internet. L’évolution
que nous avons évoquée qui voit les savoirs, les pratiques, les valeurs, changer
sous l’impulsion des technologies, qui voit un monde informatisé se substituer
progressivement à l’ancien, nous oblige à réexaminer des concepts que nous nous
imaginions fixés pour toujours. Parmi eux, figurent en bonne place le concept
d’art et celui d’artiste. Nous sommes placés devant l’urgente nécessité d’en
redéfinir le sens dans un contexte où la lecture du monde et notre rapport à
ce monde en émergence induisent de radicales et nécessaires adaptations. Pour
chacun d’entre nous, il est toujours difficile de s’arracher au système dans
lequel il est né et a été acculturé. L’effort est toujours considérable pour
s’adapter à un nouvel environnement. Cette faculté d’adaptation demande une
plasticité d’esprit qui exige de voir et de penser le monde comme s’il était
chaque jour... nouveau ! La nature de l’Homme, ses mécanismes psychologiques
tendent plutôt à le positionner en situation de résistance devant la pression
du changement, ce qui conduit par confort en art à se satisfaire des formes
anciennes qui perdurent. Dans un contexte qui se transforme à vue d’œil, et
aussi compte tenu des nouveaux outils qui apparaissent, il est évident que les
notions d’art et d’artiste ne peuvent rester figées dans des formes immuables,
impropres et inadaptées aux métamorphoses en cours. L’art actuel a déjà émigré
vers d’autres horizons et d’autres lieux depuis un certain nombre d’années déjà,
que ce soit au Siggraph de Chicago ou de Los Angeles, au Festival des nouveaux
médias d’Osnabrück, à l’Electronic Média Arts de Canberra, à Ars Electronica
à Linz, à l’Université de Toronto où Derrick de Kerckhove dirige le programme
Marshall McLuhan ou encore à l’Université de Salerne en Italie avec le programme
Artmedia du professeur Mario Costa. En vérité, c’est dans ces lieux que s’élaborent
les arts du futur et non plus dans les circuits traditionnels. Au fil des années,
s’est constituée une communauté internationale et informelle d’artistes très
mobiles et très actifs qui, avec des scientifiques et des théoriciens de diverses
disciplines, mènent une réflexion approfondie et des expérimentations poussées
au titre de la pratique artistique. Il est vrai que du fait des relations qui
s’établissent avec des milieux extra-artistiques, notamment scientifiques, une
certaine ambiguïté peut naître dans laquelle le statut d’artiste tel qu’on l’entendait
hier tend à se modifier. Une confusion peut même s’instaurer dans la mesure
où les rôles respectifs de l’artiste, du scientifique, du technicien, se recoupent
et se confondent quelquefois, à travers le même individu, ou encore quand l’aboutissement
d’un projet (d’une œuvre) s’avère finalement le résultat d’une équipe tout entière,
ou plus encore quand, dans une œuvre interactive, l’œuvre d’art n’existe que
par la participation effective du public, ce qui rend la notion « d’auteur »
encore plus problématique ! Cet état de fait nous conduit à l’absolue nécessité
de devoir « redéfinir » le concept d’artiste. Prenons un exemple concret : quand
un artiste comme Jeffrey Shaw installe à la Cité des Sciences et de l’Industrie
de La Villette une œuvre interactive qui demande la participation active du
public, peut-on considérer qu’il en est l’auteur à part entière ? Ou, au contraire,
faut-il estimer qu’il n’est seulement que coauteur avec l’ingénieur qui a créé
le logiciel, l’Institut ZKM qui lui a octroyé les moyens techniques et financiers
de sa réalisation, et le public lui-même sans l’intervention duquel l’œuvre
n’existerait pas ? Pour Jeffrey Shaw, il ne fait pas de doute qu’il s’agit bien
d’une « vraie œuvre » réalisée dans un lieu entièrement imaginaire, une œuvre
faite d’images de synthèse tridimensionnelles, où flottent des lettres géantes
et multicolores. Un seul visiteur à la fois prend place sur le fauteuil. Il
s’assoit. Face à lui, sur grand écran, s’affiche l’image d’une salle rectangulaire,
exacte réplique infographique de la pièce dans laquelle il se trouve. Pour se
mouvoir dans cette pièce artificielle, espace virtuel, il peut sur son fauteuil
se pencher en avant ou en arrière, pour avancer ou reculer, dans ce décor virtuel.
S’il fait pivoter légèrement son fauteuil sur sa plate-forme, le cadre panoramique
du décor défile sur son écran. Les deux univers, réel et virtuel, parfaitement
synchronisés, sont comme géométriquement emboîtés. C’est un ordinateur Silicon
Graphics VGX, dernier géant de la simulation des images, qui règle le ballet.
Pour Jeffrey Shaw, il ne fait aucun doute que les dispositifs qu’il conçoit
appartiennent à la catégorie de l »art ». Il affirme avec conviction que « ces
réalités virtuelles générées par ordinateur sont un nouvel espace de transition
fictionnelle, où les fonctions cartésiennes s’estompent dans ce que Marcel Duchamp
nomme pour sa part l »infra mens. » Le lieu et l’objet de l’art deviennent un
univers purement immatériel où le spectateur, selon ses ordres et positions,
est entraîné dans un univers commandé par un ordinateur où flottent des images
en trois dimensions. Avec ce type d’oeuvre, ce qui change, ce ne sont pas uniquement
les procédures formelles et l’utilisation de nouveaux moyens techniques, comme
ceux de l’informatique, c’est la nature même de l’oeuvre qui diffère profondément
du concept d’oeuvre tel qu’il était entendu dans la tradition des arts plastiques.
La différence s’établit dans la « matérialité » de l’œuvre, sa genèse, sa structure,
son mode d’appréhension, sa relation participative au public, sa reproductibilité
sans limites, ses possibilités de diffusion instantanée par les réseaux à l’échelle
planétaire. Les témoignages nombreux et très divers que nous offrent les œuvres
d’art technologiques, que ce soit dans les domaines de l’holographie, la réalité
virtuelle, les arts des télécommunications, la robotique, l’intelligence artificielle
et l’analyse sociologique de leur émergence, constituent un champ passionnant
d’étude et de réflexion, non seulement au regard des considérations historiques
en rapport avec la pensée esthétique mais aussi comme « indicateurs » des tendances
comportementales de l’homme dans les nouveaux milieux « artificiels » qu’il
se crée, l’artiste produisant en quelque sorte des modèles d’expérimentation
qui indiquent des formes adaptatives à ces nouvelles situations auxquelles nous
nous trouvons confrontés un peu plus chaque jour. Le problème entier reste le
suivant : comment associer le monde « sensible » à l »abstraction » des modèles
? C’est un vieux débat dans l’art que celui qui oppose frontalement et à notre
avis sans pertinence les « valeurs » de l’expression ressentie et sensible aux
valeurs et critères d’ordre conceptuel relevant de l’intellect. A la délectation
passive du pur plaisir esthétique proposé hier par l’art dans le contexte idéalisé
et idéologique du « Beau », se substituent des « procédures » d’investigation
visant à des réévaluations de notre rapport au monde. La domination de l’œil
et de l’oreille sur le toucher, le goût et l’odorat se maintiendra-t-elle dans
les œuvres du futur ? Le contrôle, la simulation et l’élargissement des mécanismes
perceptifs auxquels on assiste avec les développements d’interfaces « homme-machine
» ne sont-ils pas des conditions inédites qui sont à même, par les différenciations
qu’elles induisent, de bouleverser les hiérarchies sensorielles dans le champ
artistique ? Nos cinq sens traditionnels vont certainement, dans un futur proche,
se compléter par d’autres « capteurs » susceptibles d’enrichir notre perception
sensible du monde. Imagine-t-on un Matisse, un Kandinski ou un Picasso qui aurait
identifié les formes comme le font certaines espèces animales dans l’infrarouge
ou les abeilles dans les couleurs avec l’ultraviolet ? Des nez « artificiels
» utilisant l’électronique moléculaire ont été développés par l’Université de
Manchester ; des rétines de synthèse qui distinguent des formes préfigurent
dans des laboratoires de haute technologie les « yeux » des nouvelles générations
de robots. Des chercheurs de l’Université du Wisconsin préparent des lasers
miniatures qui vont permettre de « peindre » directement des images numérisées
sur la rétine. En affectant directement des zones localisées, la génération
d’images et de sons dans des zones spécialisées du cerveau n’est plus un fantasme
de la science-fiction. De la même façon, il est déjà possible de stimuler certaines
zones de plaisir. Cette extension de notre capacité de perception des sons et
des couleurs au-delà de la fenêtre du spectre visible et des fréquences « audibles
» par l’oreille humaine ouvre la création artistique à des horizons illimités.
Seul le manque de recul nous empêche encore de l’imaginer, tant ces possibilités
dépassent nos cadres culturels et perceptifs d’entendement. Ces perspectives
sont assorties de questionnements fondamentaux du type : comment rendre compte
d’une « invisibilité » omniprésente, mais qui échappe à nos sens ? Ou encore,
en tout état de cause, comment donner corps aux structures « formelles » d’œuvres
de nature si fondamentalement différentes ? Ainsi se font jour de multiples
questions, toutes aussi pressantes les unes que les autres quant à l’avenir
de l’art. Parmi les multiples questions que posent les arts électroniques, il
y a bien sûr d’une façon récurrente et réactualisée la problématique du rapport
au Temps et à l’Espace, une problématique que le dialogue permanent des artistes
avec les chercheurs scientifiques contribue à nourrir et enrichir de façon fructueuse,
une problématique que théoriciens et artistes de l’Esthétique de la communication
ont largement contribué à approfondir, mettant en évidence les questions relatives
à la perception, l’appréhension et la navigation dans de nouveaux espaces liés
à l’utilisation des télécommunications et de l’informatique, avec pour corollaire
la présence et l’action physique à distance, les phénomènes d’ubiquité, de simultanéité,
l’abolition de l’espace de type euclidien pour aborder les horizons d’une quatrième
dimension mythique... Tout en sachant que l’utilisation de la machine n’est
jamais neutre l’informatique permet aujourd’hui des potentiels syntaxiques linguistiques
et formels que n’offrent pas les langages naturels et les techniques artistiques
traditionnelles, grâce à des programmes plus complexes qui permettent un travail
infiniment plus riche avec une combinatoire plus rapide. Sur le réseau cette
situation a pour résultat d’induire à de nouvelles esthétiques, ainsi qu’ à
la création d’architectures formelles originales tenant compte des impératifs
de création et de navigation inhérents au médium